Anselme, la justice
27 Avr 2020
« Tous assurément veulent se trouver bien. […] On parle en effet habituellement de deux biens et de deux maux contraires à ceux-ci. Le premier bien est (celui) qui est dit justice et le mal qui lui est contraire est l’injustice. Le second bien est (celui) qu’il me semble pouvoir dire commodité et le mal qui s’y oppose est l’incommodité. Mais tous, à la vérité, ne veulent pas la justice, et tous ne fuient pas l’injustice. La commodité, en revanche, non seulement toute nature raisonnable mais encore tout ce qui peut sentir (la) veut, et évite l’incommodité. » (L’œuvre d’Anselme, p.327)
Introduction
Le terme de justice peut évoquer plusieurs idées. Au son du mot « justice », certains entendent l’équité, d’autres peuvent entendre la punition ou la réparation du crime et on peut certainement associer le concept au respect des droits de chacun. Pour Anselme, la justice est d’abord dans la volonté. C’est-à-dire que l’action juste dépend de l’intention de celui qui performe l’action. Si nous choisissons de parler de sa compréhension de la justice, c’est dans le but de développer plus loin le concept de l’intendance de la création, de sorte à avoir une compréhension de notre identité en lien avec la crise écologique. Nous verrons comment le fait de nous conduire en intendants avisés de la création équivaut au principe de justice, et comment cela doit d’abord prendre place dans notre volonté. J’adresse cet article en particulier aux arboriculteurs : nous devons vouloir le bien de la forêt urbaine, pas pour des intentions cachées, mais vraiment le vouloir en vertu du fait car c’est notre devoir.
Volonté et justice
Pour Anselme, la justice est d’abord une droiture, c’est-à-dire le bon état d’une chose. Par exemple, la volonté est droite lorsqu’elle ne veut pas voler, lorsqu’elle veut être honnête, etc. Mais, pour Anselme, cela n’est pas suffisant pour être appelé de la justice. En effet, si je ne veux pas voler, c’est peut-être seulement parce que j’ai peur de me faire prendre. Si je veux être honnête, c’est peut-être parce que je cherche une récompense. Un exemple typique que Anselme utilise est la personne qui voudrait donner de l’argent aux pauvres, mais pour être admiré par les autres, ce qui n’est pas droit du tout. Dans le même ordre d’idée, un arboriculteur peut vouloir respecter les règles de l’art et chercher le bien des arbres, mais ce peut être seulement pour bien paraître devant les autres. Pour l’éthique d’Anselme, une action ne sera juste que si le motif est juste.
Si la justice se définit en fonction des motifs les plus intimes de volonté, comment peut on alors définir une volonté juste? Anselme répond que, pour que la volonté soit droite, il faut que l’intention soit bonne. L’intention bonne est celle qui veut le bien pour rien d’autre que pour le fait même que c’est le bien. Celui qui est honnête ne doit vouloir être honnête pour nulle autre raison que cela est droit et pas pour un avantage quelconque. Celui qui donne au pauvre doit le faire dans la joie de donner et pour nulle autre raison que cela est bien. Et ainsi, l’élagueur doit vouloir le bien de ses clients et le bien des arbres car c’est cela qui est la droiture requise par son identité d’intendant.
Ceci rejoint la réflexion qui englobe notre blogue : l’intendance de la création. L’intendant doit agir en fonction de ce qu’il reconnaît comme son identité. L’arboriculteur est un intendant des arbres de la forêt urbaine, il s’ensuit qu’il doit vouloir le bien des arbres qui lui sont confiés. C’est seulement lorsque nous voulons le bien pour seule raison que cela est juste que nous freinons les tentations de faire des compromis. Autrement dit, si nous cherchons les bonnes pratiques arboricoles pour la seule raison que cela est notre devoir, alors nous agirons toujours en conséquence, même dans l’ombre. Ainsi, la personne qui est fidèle à elle-même cherche à être fidèle à la mission qui lui est confiée en vertu de qui elle est. Peu importe le métier, le bien commun doit être visé comme fin en soi.
L’injustice
Anselme nous invite donc à une éthique de l’intention, une éthique du motif. Lorsque nous voulons une chose comme un moyen pour obtenir autre chose, nous voulons plus fortement la deuxième. Celui qui donne pour être admiré veut plus être admiré qu’être généreux. Celui qui donne aux pauvres pour être populaire abandonne la droiture morale qui accompagne le geste de générosité au profit du désir de popularité.
En effet, pour Anselme, le plus grand bien pour l’être humain est d’être juste et de pratiquer la justice, c’est-à-dire de pratiquer, de vouloir et d’aimer le bien pour nulle autre raison que c’est le bien. Or, lorsque cette justice fait défaut, lorsque la justice dans une personne n’est pas présente, là se trouve le mal véritable. Tout alors se met à servir cette injustice, et même ce qui est droit se met à servir ce qui est injuste.
Si donc nous ne faisons le bien que pour servir toujours nos intérêts personnels, pouvons-nous vraiment attendre de bons résultats? Quel genre de fondement pour mes actions bonnes, s’il doit toujours y avoir un gain pour moi? Aussitôt qu’arrive la difficulté, le besoin de tenir ferme pour un bien important ou pour une conviction, de vraiment persévérer, c’est alors que nos vrais motifs apparaissent en plein jour. Si nous faisons le bien pour autre chose que le bien, aussitôt que le bien demande un sacrifice, celui-ci sera abandonné au profit du motif de base. Celui qui veut une chose droite pour autre chose que pour la droiture finira toujours par abandonner la droiture, puisque la droiture n’est pas vraiment ce qu’il veut.
Comme dans notre article « Lorsque l’on aura coupé le dernier arbre », la mise en garde doit être faite contre l’idole de l’argent. Vouloir le bien comme moyen de faire de l’argent est condamner la création à servir l’argent. De plus, c’est définir notre identité autour de l’argent, et c’est bien trop souvent ce qui arrive. Nous ne sommes pas intendants du dieu argent pour mettre la création à son service. Nous sommes les intendants de la création pour un Créateur qui veut son bien. Nous sommes les intendants de la création pour nous-mêmes et pour notre prochain en obéissance à la justice, pour nulle autre raison que c’est qui nous sommes.
Conclusion
Cette réflexion doit exciter en nous l’introspection de nos motifs. Parlons-nous d’écologie et de respect des arbres parce que c’est à la mode? Parce que cela nous fait bien paraître? Pour l’argent ? L’invitation d’Anselme est d’aligner notre volonté à la justice pour que celle-ci soit juste dans tout ce qu’elle veut. Ainsi, si nous voulons le bien de la création pour nulle autre raison que nous savons que cela est notre devoir d’intendant, cela sera une volonté juste. Et si, à la base, nous voulons le bien de l’écologie pour nulle autre raison que nous savons que cette création est bonne et doit être aimée pour elle-même, alors toutes nos décisions pourront se fixer sur cette volonté. Autrement dit, il faut apprendre à subordonner l’inférieur (mes intérêts personnels) au supérieur (la justice, l’intendance). Si je subordonne le bien de la création à mes intérêts personnels, cela est injuste et mène à la perdition. Mais si je subordonne mes intérêts personnels au bien de la création, cela est juste et équivaut à avoir une lumière pour diriger mes pas, un gouvernail pour mon navire. Et si le devoir d’aimer le créateur pour lui-même et d’aimer mon prochain comme moi-même est d’abord placé comme principe de toutes mes volontés, alors ma conduite sera juste, et les résultats de mes choix seront la justice.
À la toute fin de sa réflexion, Anselme réfléchit au rôle de l’orgueil dans l’injustice. La seule manière qu’un être puisse se détourner de la justice pour se préférer soi-même et devenir son propre maître, pour vivre sans mesure et profiter de tout sans foi ni loi, c’est par l’orgueil. Cet orgueil, mouvement par lequel on se prend pour plus grand que l’on est, est symétriquement opposé au mouvement de Dieu dans le don qu’il fit de lui-même à travers son Fils. Ce Fils qui doit être pour nous l’exemple ultime d’humilité et de justice :
« Que chacun de vous, au lieu de regarder à ses propres intérêts, regarde aussi à ceux des autres. Que votre attitude soit identique à celle de Jésus-Christ : lui qui est de condition divine, il n’a pas regardé son égalité avec Dieu comme un butin à préserver, mais il s’est dépouillé lui-même en prenant une condition de serviteur, en devenant semblable aux êtres humains. Reconnu comme un simple homme, il s’est humilié lui-même en faisant preuve d’obéissance jusqu’à la mort, même la mort sur la croix. »
Philipiens 2, 4-8
Références
Anselme, saint, Le grammairien. De la vérité. La liberté du choix. La chute du diable, (coll. Anselme, saint, archevêque de Canterbury, 1033-1109. Oeuvre. Français et latin. Corbin ; t. 2), Paris, Éditions du Cerf, 1986.
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