Le mal


29 Mai 2017

En effet, si la main de l'artisan était la règle même de la taille qu'il pratique dans le bois, le bois serait toujours coupé correctement; mais s'il lui faut faire appel à une règle extérieure, il y aura toujours possibilité de déviation. Or la volonté divine seule est la règle de sa propre action, car elle n'est pas ordonnée à une fin supérieure. La volonté de la créature, au contraire, ne parvient à la rectitude de son acte qu'en se réglant sur la volonté divine à laquelle ressortit la fin dernière.

Somme théologique, I.I, q.63, a.1, rép. - Thomas d'Aquin

Introduction

Dans notre article philosophique sur l’allégorie de la caverne, nous avions traité de la question du bien. Nous inspirant de l’enseignement de Platon dans la République, nous avions vu que le concept du bien peut s’appliquer à tous les domaines. Le bien, rappelons-nous, est ce qui donne à chaque chose sa raison d’être, son orientation, son essence même, sa définition. Ainsi, un arboriculteur qui n’a pas le souci du bien de l’arbre est un faux, et sa science ne tient pas. Or, qu’en est-il du mal? Il est généralement admis que le mal est le contraire du bien, mais comment expliquer ce qui est le contraire de la raison d’être, le contraire de l’orientation, ou encore le contraire de ce qui donne l’essence?

Un philosophe qui a su développer amplement cette question est Thomas d’Aquin. Celui-ci a en effet destiné un ouvrage entier pour faire autant que possible le tour de la question dans son livre : Questions disputées sur le mal. Sa contribution, et celle de beaucoup d’autres philosophes chrétiens est celle d’établir une réponse à la question : le mal, qu’est-ce que c’est? Sa réponse bien géniale en ce qu’elle permet de développer à fond la réflexion sur le mal est qu’il n’est que l’absence ou la privation de son contraire : le bien. Une fois cette réalité bien comprise, la raison est bien alignée pour comprendre pourquoi et comment nous faisons pour nommer les choses comme des maux.

La notion de privation

L’idée d’une absence de bien pour définir le mal ne signifie pas que le mal n’existe pas. Il faut être bien clair : le mal existe, c’est-à-dire que cette terrible absence de bien existe, nous la rencontrons dans notre quotidien. C’est pourquoi l’expression de « privation » est plus à propos. L’idée d’une privation implique que le bien qui est absent est dû à une certaine nature. Ainsi, s’il me manque un oeil, cela est un mal pour moi, car ma nature exige d’en avoir deux. Mais si je n’ai pas d’ailes dans le dos, cette absence de bien n’est pas un mal pour moi, car ma nature n’exige pas la présence d’ailes.

Ainsi, le mal en tant que privation est l’absence d’un bien qui est dû à l’intégralité d’une nature. Telle est la définition de Thomas d’Aquin. À mon avis, cette définition vise droit dans le mille pour exprimer la crise écologique et le rôle des arboriculteurs en tant qu’intendants des arbres urbains. Les arbres sont essentiels à l’écosystème urbain, tout comme les membres de mon corps sont chacun requis pour ma santé, et dont l’absence implique une privation et une souffrance. Avec l’écosystème urbain pris dans son ensemble, l’absence des arbres est un mal dont la souffrance se fait autant sentir que si on m’enlevait un organe. Chaque élément de la nature joue un rôle d’organe dans l’écologie, et chacun a un rôle essentiel. La privation d’un organe entraîne un fonctionnement défectueux de tout l’organisme. D’où l’importance de traiter les arbres adéquatement, et ce, un arbre à la fois.

Pour nous arboriculteurs, il est nécessaire de se conformer aux règles de l’art et au bien. Le bien d’un arbre est un bien pour les citoyens et un bien qui contribue au bien plus général de l’écologie dans son ensemble. Le mal, en revanche, sera la non-observation des règles de l’art qui entraînera la privation d’arbres ou la privation de leur bon état de santé. La répétition de cette non-observation des règles entraîne une absence d’équilibre écologique. Or, si les arboriculteurs détiennent la connaissance des règles de l’art, comment est-il possible que nos arbres fassent l’objet d’une mauvaise gestion? Il sera question de volonté, ou, plutôt, d’absence de volonté, ce qui appartient à la question du mal moral.

Le mal moral

Le mal commis par des êtres rationnels peut être différencié du mal privatif en ce qu’il s’agit d’actions commises dans l’intention d’un bien, mais d’un bien inférieur à celui qui est requis. Par exemple, s’enrichir est un bien, mais voler pour s’enrichir est un mal, car il implique la privation du bien d’autrui. Le mal impliqué dans le vol rend le bien inférieur. L’arboriculteur qui désire s’enrichir désire un bien, mais lorsqu’il abat un arbre inutilement sans expliquer au client les alternatives à cet abattage, il substitue un bien plus grand, celui de l’écologie, à un bien plus petit : son profit personnel.

Il faut aussi établir le rapport entre la grandeur du bien et la grandeur du mal. Qui peut le plus grand bien peut aussi le plus grand mal. Il n’est pas étonnant que l’être humain soit, sur cette Terre, la créature ayant apporté le plus de mal : c’est qu’elle est aussi capable d’apporter le plus grand bien. En effet, être libre, rationnels et créatifs nous rend capables des biens les plus grands : constructions de villes magnifiques, médecine, art, etc. Mais lorsque notre capacité à faire le bien ne vise pas le bien le plus élevé, le bien commun, alors il se met à manquer toutes sortes de bien requis à nos projets. On rencontre alors la privation de justice, la privation d’alimentation saine, la privation d’équilibre écologique, etc. Nos capacités à faire de grandes choses impliquent la responsabilité de subordonner ce que nous faisons au bien commun.

Le problème avec le mal moral est que le bien supérieur requiert généralement un certain sacrifice de soi. Il est un impératif à ma nature que j’aime ma propre personne et que je cherche mon propre bien. Mais lorsque le bien commun comme l’écologie demande un sacrifice de ma part au profit des autres, il est souvent plus facile de fermer les yeux devant mon devoir d’intendant pour me préférer moi-même au bien le plus grand. Or, si l’intendance de la création est au sein même de ma nature, cela signifie qu’il est aussi requis que mes actions soient tournées vers le bien des autres et de la nature. N’est-ce pas la racine du mal dans notre monde : l’amour excessif de soi au détriment des autres? Comme le dit Thomas, pour tout ce que je pratique, je dois fixer ma volonté sur la volonté divine pour que mes actions soient conformes à la fin dernière. Cette fin dernière est le bien, et ce bien est impossible sans l’amour du prochain, de Dieu et de sa création.

Conclusion

Admettons que le mal moral en arboriculture renferme deux maux principaux : l’absence de connaissance et l’absence de motivation. Il faut la motivation pour combler le manque d’information, mais il faut aussi cette motivation pour faire changer les mauvaises façons de penser. À chaque estimation faite auprès d’un client s’ouvre une opportunité, voir un impératif : partager notre connaissance sur le bien-être des arbres. À chaque demande d’abattage d’arbre majestueux s’impose de chercher les alternatives à l’aide de cette connaissance pour ne pas provoquer inutilement une autre absence d’arbre qui a pris des décennies à devenir ce qu’il est pour jouer le rôle qu’il joue. Or, la motivation doit transcender le profit personnel, qui est un bien, mais un bien qui est subordonné au Bien auquel contribue chaque arbre en santé. Si cette motivation fait défaut, si nous en sommes privés, nous, arboriculteurs, deviendront de véritables virus pour la forêt urbaine. En revanche, si nous prenons pleinement possession de notre identité d’intendant de la forêt urbaine pour le bien de la création, nous serons ce que nous devons être, nous serons des gestionnaires bien avisés qui bonifient le paysage urbain par le soin des arbres, un à la fois.

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Dominic Perugino

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